Avant-propos PDF Imprimer Envoyer
Mardi, 19 Octobre 2010 16:22

Voici le texte de l'avant-propos de Édition, l'envers du décor.

Quand on parle d’édition, on pense Saint-Germain-des-Prés, métier de passion, pauvre certes mais si fascinant, si prestigieux. Quand on parle d’édition, on se fixe la plupart du temps sur l’image que la profession donne d’elle-même, et que relaient largement les medias. Une image un peu surannée, encore artisanale, un monde en noir et blanc. Et bien non, l’édition n’est pas cela : c’est un secteur d’activité dynamique, qui vit avec son temps et couvre des domaines aussi divers que la littérature pour la jeunesse, les guides pratiques, le scolaire, la bande dessinée ou les sciences humaines. Un monde où se côtoient grands groupes et très petites entreprises. Une économie de prototype - chacune des 38 000 nouveautés qui paraissent chaque année est un projet à lui seul -, aux équilibres fragiles, mais qui est aussi rentable. Où la surconcentration a, ces vingt dernières années, accouché de mastodontes de taille européenne, voire internationale. Où les procédés de fabrication, du manuscrit à l’objet physique, se sont depuis longtemps dématérialisés, avant même que l’on parle de livre numérique, et ont engendré une formidable évolution des métiers, source de rentabilité, mais aussi de stress et de malaise. Car le social est bien la face sombre de cette entreprise « culturelle » et le privilège d’y travailler se paye au prix fort. Les salaires y ont toujours été bas, ils le sont plus encore aujourd’hui, les emplois toujours moins qualifiés au regard du niveau de diplômes exigé. Et puis, au-delà des treize mille salariés du secteur, il y a tous les autres, free-lances, « droits d’auteur », précaires, qui constituent autant de maillons indispensables de la chaîne et sont soumis au « gré à gré », à la demande, au bon vouloir des commanditaires. Il y aussi les auteurs, en début de chaîne, dont les droits se dégradent avec la baisse des ventes au titre. Les traducteurs enfin, ces auteurs de l’ombre… Tous constituent la matière première indispensable à la réalisation de cet objet unique qu’est le livre. Derrière la façade humaniste de la profession, tous se heurtent pourtant au même cynisme qui considère l’humain comme une « charge » à réduire coûte que coûte.

Le livre ou les livres ? La diversité éditoriale constitue la vraie la richesse de l’édition, sa fragilité aussi. Romans, dictionnaires, beaux livres, documents, essais, poèmes : chaque catégorie a ses particularités économiques, ses savoir-faire propres, et mériterait sans nul doute une étude à part entière. Pour autant, la filière dans son ensemble obéit à des règles partagées par les différents acteurs de ce que l’on nomme la « chaîne du livre », de l’éditeur au libraire, en passant par le diffuseur et le distributeur. C’est ce mécanisme qu’il est important de saisir en premier lieu. De soumettre à une évaluation critique aussi, tant ses contraintes pèsent sur le maintien de la diversité « des livres ». De la même façon, la réalité des petites maisons d’édition apparaît aux antipodes de celle des grands groupes. Les données fiables et précises manquent, hélas, pour mieux connaître le monde mouvant de la micro-édition, dont la représentation reste assez floue. À l’inverse, la plupart des études statistiques concernent les plus grosses entreprises : c’est donc cette réalité-là, mieux connue, qui a tendance à être considérée comme la réalité de l’ensemble du secteur. Même distorsion, mêmes limites dans l’observation du paysage éditorial des autres pays…

Quel avenir pour l’édition ? Annoncée depuis près de dix ans, la révolution numérique alimente toutes les spéculations. En cette année 2009, on commence tout juste à faire le tri entre quelques idées reçues, beaucoup de fantasmes et les évolutions probables. La prudence étant désormais de mise, nul ne s’aventure plus à annoncer la mort du livre. Cela d’autant moins dans un contexte de crise, où l’édition semble moins touchée que d’autres secteurs par le recul de la consommation. Le livre, valeur refuge en ces temps incertains ? Encore faudrait-il affiner l’analyse car le succès de quelques best-sellers risque de cacher une forêt d’ouvrages mal vendus, et il est des domaines, et des entreprises, qui souffrent plus que d’autres. De plus, la crise appuie là où cela fait mal : durée de vie des livres toujours plus courte, taux de retours en flèche, difficultés accrues des libraires... Comme pour le reste de l’économie, on se prend à souhaiter que cette crise soit l’occasion d’une grande remise à plat, pour stopper la fuite en avant de la surproduction et rétablir des équilibres durables. Qu’elle permette de redonner de la valeur au contenu, de retrouver le sens d’un métier noyé dans les exigences financières, de remettre l’humain au cœur du processus.

Cet ouvrage a pour vocation de « dépoussiérer » la représentation que l’on se fait d’un milieu, l’édition, depuis longtemps gagné par les méthodes de gestion moderne, d’un métier, éditeur, qui est aussi un commerce même s’il ne l’est pas avant tout. Il veut aussi remettre la question sociale au cœur des débats sur l’avenir de la profession. J’ai puisé pour l’écrire dans ma double expérience : professionnelle, chez Gallimard Jeunesse, Bordas, puis Casterman au sein du groupe Flammarion ; et syndicale, comme responsable de la principale organisation du secteur, la CFDT, qui défend toutes les catégories de personnel, salariées ou non. Il est dédié à ceux qui aiment ce métier sans pour autant tolérer l’injustice ; aux syndicalistes en lutte contre la précarité qui gangrène le secteur ; à l’ensemble des professionnels dont l’engagement collectif est indispensable. Enfin aux nombreux postulants, étudiants, stagiaires, que tente l’aventure de l’édition et auxquels on ne saurait trop conseiller de connaître l’envers du décor…